l'albatros

souvent ,pour s'amuser,les hommes d'equipage

prennent des albatros,vastes oiseaux des mers,

qui suivent,indolents compagnons de voyage,

le navire glissant sur les gouffres amers.

 

A peine les ont-ils déposés sur les planches,

Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,

laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons trainer à coté d'eux.

 

Ce voyageur ailé,comme il est gauche et veule!

lui,naguère si beau, qu'il est comique et laid!

l'un agace son bec avec un brule-gueule,

l'autre mime,en boitant l'infirme qui volait!

 

Le poète est semblable au prince des nuées

qui hante la tempete et se rit de l'archer;

Exilé sur le sol au  milieu des huées,

ses ailes de géant l'empechent de marcher.

(Charles Baudelaire)

la cloche felée

Il est amer et doux,pendant les nuits d'hiver,

d'écouter,près du feu qui palpite et qui fume,

Les souvenirs lointains lentement s'élever

Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.

 

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux

Qui,malgré sa vieillesse,alerte et bien portante,

Jette fidèlement son cri religieux,

Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!

 

Moi,  mon ame est felée,et lorsqu'en ses ennuis

Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,

il arrive souvent que sa voix affaiblie

semble le rale épais d'un blessé qu'on oublie

au bord d'un lac de sang,sous un grand tas de morts

et qui meurt,sans bouger,dans d'immenses efforts.

(Charles Baudelaire) 

parfum exotique

Quand,les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,

Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,

Je vois se dérouler des rivages heureux

Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone;

Une ile paresseuse ou la nature donne

Des arbres singuliers et des fruits savoureux;

Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,

et des femmes dont l'oeil par sa franchise étonne.

 

Guidé par ton odeur vers de charmants climats,

je vois un port rempli de voiles et de mats

Encor tout fatigués par la vague marine,

pendant que le parfum des verts tamariniers,

qui circule dans l'air et m'enfle la narine,

Se mele dans mon ame au chant des mariniers.

(Charles Baudelaire)

Le poison

Le vin sait revetir le plus sordide bouge

d'un luxe miraculeux,

et fait surgir plus d'un portique fabuleux

dans l'or de sa vapeur rouge,

comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

 

L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,

allonge l'illimité,

approfondit le temps,creuse la volupté,

et de plaisirs noirs et mornes

remplit l'ame au dela de sa capacité.

 

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle

de tes yeux,de tes yeux verts,

lacs ou mon ame tremble et se voit a l'envers...

Mes songes viennent en foule

pour se désaltérer a ces gouffres amers.

 

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige

de ta salive qui mord,

qui plonge dans l'oubli mon ame sans remords,

et charriant le vertige,

la roule défaillante aux rives de la mort!

(Charles Baudelaire)

 

Le dormeur du val

C'est un trou de verdure ou chante une rivière,

Accrochant follement aux herbes des haillons

D"argent;ou le soleil,de la montagne fière,

Luit:c"est un petit val qui mousse de rayons.

 

Un soldat jeune,bouche ouverte,tète nue,

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,

Dort;il est étendu dans l'herbe,sous la nue,

Pàle dans son lit vert ou la lumière pleut.

 

Les pieds dans les glaieuls,il dort.Souriant comme

souriait un enfant malade.Il fait un somme:

Nature,berce le chaudement:il a froid.

 

Les parfums ne font pas frissonner sa narine;

Il dort dans le soleil,la main sur sa poitrine,

tranquille.Il a deux trous rouges au coté droit.

(Arthur Rimbaud)